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Entropie générale
22 juillet 2007

1-Urbanisme & UTOPIE

L_i_le_d_Utopia_1Au lieu de l’utopie Utopie. Ce mot, comme on le sait, fut inventé par Thomas More. Il désigne un lieu qui n'en est pas un, un monde logé dans les plis de la pensée politique d'une époque, et où se déploierait la description minutieuse et enthousiaste d'une société idéale et de son cadre matériel afférent. Ce lieu n'existe pas, tous ses noms propres l'attestent : Amaurote, capitale d'Utopia, vient du grec amauroton : "qui rend obscur" ; Anhydris, son fleuve, signifie sans eau ; Ademus, le nom de son prince, sans peuple ; ses habitants, les Alaopolites désignent des citoyens sans cités ; et les Achéens, leurs voisins, sont sans pays(1). Hytlodée, le nom du narrateur, un marin de surcroit –et, comme chacun sait, les marins ne peuvent pas s'empêcher de raconter des histoires toutes plus invraisemblables les unes que les autres en même temps qu'ils sont les témoins privilégiés de choses encore insues, surtout au XVIe siècle-, peut se traduire par "Professeur ès Sornettes". Thomas More place d'emblée son récit sous le régime de la fiction et de la fantaisie. Sans doute peut-on voir là un simple moyen pour contourner la censure de l'époque, ou pour interdire d'avance certaines critiques qui pourraient lui être faites, mais, plus fondamentalement, il met en œuvre une puissance bien plus libre que la pensée : l'imagination. Cependant, le titre complet de l'ouvrage est : "L'Utopie ou Traité de la meilleure forme de gouvernement". C'est donc aussi un traité, c'est-à-dire que Thomas More entend bien développer une pensée et y énoncer quelques "vérités" et principes. More précise donc que son texte est un traité, mais il le parsème de signes qui le donne plutôt comme fiction. S'il y a bien ici une sorte de travestissement, c'est aussi une stratégie pour articuler imaginaire et pensée, et faire de la fiction une force critique engageant une réflexion. Par ailleurs, la fiction est un coin enfoncé dans la logique des choses qui peut même aller jusqu’à la faire éclater. Soit en exposant les aliénations et les contradictions auxquelles cette logique peut conduire ("Les idiots" de Lars Von trier), soit en explorant une logique qui lui est propre ("Mulholland Drive" de David Lynch), soit encore en articulant les deux, ce qui est le cas de l'utopie. Le nom d'Utopia lui-même n'échappe pas à la règle énoncée plus haut, mais son sens en est plus complexe car au carrefour de deux vocables : l'un ou-topos, le non-lieu ou ce qui est sans lieu, l'autre eu-topos, le bon lieu, le lieu du bien, en un mot le lieu idéal ou –en tirant un peu- le lieu rêvé (comme le lieu du rêve). D'emblée, le nom affirme que si Utopia est un ailleurs idéal, il n'a cependant pas de lieu pour être –si ce n'est l'écriture. Parce que l'utopie est d'abord un texte, ce statut lui confère une étrange réalité : toute l'organisation du récit tend à faire émerger une image de l'idéal qui n'a d'autre consistance que celle que lui donne l'écriture. C'est en ce sens que l'écriture est le lieu de l'utopie : elle en assure l'ambiguïté en même temps que la pérennité. Utopia est d'abord un nom propre avant de devenir commun. Cela signe le retentissement et l'impact de ce texte, non seulement à l'époque, mais aussi par la suite. Il fonde un genre littéraire et initie une réflexion radicale et singulière sur les rapports entre système social et espace construit. Mais l'utopie ne restera pas strictement littéraire. Elle aura aussi recours au dessin (Tony Garnier, Le Corbusier), à la maquette (Frank Lloyd Wright, Constant), au collage et photomontage (Archigram, Hans Hollein), etc… Andrea_Palladio__ReconstituPré-utopies Auparavant, les traités d'architecture et d' "urbanisme", celui inaugural d'Alberti par exemple (écrit en 1452, publié après sa mort en 1485), sont libres de toute préoccupation sociale ou politique. Ils décrivent des règles de construction, des modes opératoires, des possibilités d'agencements d'éléments discrets, des lois de composition, définissent un vocabulaire et une syntaxe, c'est-à-dire déterminent des procédés techniques et des principes esthétiques. Le traité répond aux trois questions de l'architecture dégagées par Vitruve : la firmitas (la solidité, la consistance), l'utilitas (l'utilité, l'avantage, le profit, l'intérêt) et la venustas (la beauté physique, c'est-à-dire la grâce et le charme), qu'Alberti transpose en necessitas (la nécessité en tant qu'elle renvoie aux lois de la nature), commoditas (la juste proportion, l'adaptation des mesures) et voluptas (le plaisir, la joie), et formule un art du bien bâtir, Ce glissement sémantique n'est pas neutre, il signe le passage d'un propos centré sur un objet artificiel (qui relève de l'art, d'un savoir-faire) comme simple extension et expression de l'humain, à un discours qui le réintègre à la nature (la necessitas) et le pense comme co-substantiel à l'homme et ses institutions(2). Ce caractère de co-substantialité se retrouve dans l'utopie, mais radicalisé : pour elle, il n'y a pas d'écart entre la forme de la ville, la société qu'elle accueille et une nature humaine que cette dernière réalise. Tout se tient organiquement et forme un tout inaltérable. C'est une sorte de cristallisation de la conception albertienne car, là où pour Alberti l'édification est un processus dialogique - celui qui édifie entretient "une relation permanente avec l'autre et les autres"(3).- et dynamique –le projet s'inscrit dans la durée et se modifie au cours de son élaboration- pour l'utopie elle se donne d'un bloc, achevée, parfaite, sans failles. Si on peut dater l'apparition du mot Utopie (1516 pour le nom propre, 1532 comme nom commun) ce qu'il désigne cependant existe déjà –en partie du moins- chez Platon ("Le Timée", "Le Critias") et quelques autres auteurs de l'antiquité. Toute une littérature faisant état de pays plus ou moins fabuleux où le bonheur y est total et absolu existe déjà. Si certains sont à caractère mythique –comme la race d'or dont parle Hésiode, repris plus tard par Ovide entre autres- d'autres sont des descriptions de contrées imaginaires, situées en des lieux plus ou moins improbables. On peut citer : Pindare et l'île des Bienheureux, Aristophane avec "Les oiseaux", Diodore de Sicile rapportant l'histoire d'un Iamboulos qui, au cours de ses périgrinations, aurait connu les Héliopolites, les habitants des Îles du Soleil où le bonheur y est sans tâche, Théodore de Chio faisant raconter par Silène l'histoire d'un continent inconnu et lui aussi idéal habité par les Méropiens, etc… Par ailleurs, Strabon réalisera une compilation de tous ces récits de voyages en ces contrées sans souci(4). Mais il ne s'agit pas là d'utopie à proprement parlé, d'abord parce que, le plus souvent, les problèmes de la vie sociale et politique n'y sont pas tant résolus qu'inexistants, ensuite parce qu'elles ont souvent aussi quelque chose de magique et surnaturel, la terre produisant sans effort et en abondance tout ce dont l'homme a besoin. Pour finir, il y est rarement question de la ville et du cadre bâtit, sauf pour ajouter quelque chose au côté merveilleux du récit. Tupac_YupanquMore, Platon & Yupanki Au demeurant, More s'est inspiré pour parti du mythe de l'Atlantide élaboré par Platon pour imaginer Utopia. Mais dans les textes de Platon, la cité idéale est représentée par l'Athènes "primitive" et terrestre, et non par l'Atlantide contre laquelle elle est en guerre. Si l'Atlantide a pu être interprétée comme la description d'un monde idéal, c'est sans doute à cause de la profusion des ses ressources naturelles dispensant à tous et à chacun tout ce dont il a besoin, de sa grande richesse (abondance d'or et du mystérieux orichalque) et de l'inexistence de la propriété privée. Cependant, pour Platon, c'est là un monde voué à sa perte, car, en tant que puissance maritime, exposé à l'altérité : la mer confronte l'unité et l'identité de la cité à un danger, celui d'une ouverture quasi-permanente sur l'autre et l'ailleurs, pensés ici comme des forces disruptives engageant une désagrégation de la communauté. Pour lui, seule l'unité fondamentale de l'Athènes des origines est à même de réaliser l'idéal et de le perpétrer(5). Aussi, si More emprunte certains des traits de son Utopia à l'Atlantide, il les mêle cependant à d'autres pris à l'Athènes idéale, celle de la "République" ou des "Lois". Il puisera à de nombreuses autres sources, dont une remarquable est celle des récits de voyages décrivant l'empire inca de Yupanki, aussi appelé Patchakutek c'est-à-dire "Réformateur du Monde". More lui empruntera : le travail obligatoire, la réglementation de l'habillage, du mariage, les lois somptuaires et quelques autres principes d'organisation et de fonctionnement de la cité(6). "La République" et "Les Lois" ont pu être lus comme des utopies. Toutefois, si le premier décrit bien ce que serait une société idéale, il ne comporte pas de véritable description de son cadre spatial concret et s'attache surtout à définir les rapports entre les individus et les groupes sociaux, à déterminer leur rôle, et expose le fonctionnement des institutions et du pouvoir. Quant au second, il énonce l'ensemble des règles nécessaires pour permettre à la République de fonctionner. Là aussi, il est à peine fait mention du cadre spatial, comme si celui-ci était indifférent, ou alors, plus vraisemblablement, comme allant de soi, le cadre spatial, ici, ne fait pas question. La description en est donc très succincte, elle ne définit qu'une organisation globale, mais énonce néanmoins un impératif : l'absence de rempart, afin de maintenir en permanence la vigilance et la discipline des guerriers, leur force et leur savoir-faire. Andre__Devambez__La_charge__Vivre-ensemble Quoi qu'il en soit, More construit un système original mettant radicalement en cause celui existant. Utopia n'est pas pur délire, elle est prise dans un rapport direct avec le monde tel qu'il est, un rapport de renversement, ou de bouleversement positif où se rejouent à nouveau frais les conditions de possibilité d'un vivre-ensemble. Bien évidemment, celles-ci sont déterminées par une certaine conception de l'humain, une idée de sa nature, à savoir, un être essentiellement rationnel qu'il convient de libérer de ses passions. Cette conception n'est pas propre à More, elle traverse toutes les utopies, à l'exception notable de celle de Fourier, qui fera des passions le moteur même de son utopie. Vivre-ensemble, cela veut dire que la singularité de chacun est intégrée dans un système assurant une cohésion générale. Cela peut-être plus ou moins coercitif et contraignant, permettant plus ou moins au sujet de s'affirmer. La prison, par exemple, de façon négative, organise un vivre-ensemble à travers un dispositif spatial panoptique, c'est-à-dire une visibilité permanente de l'individu(7). À l'inverse, la ville peut-être le lieu de la plus grande liberté possible de chacun et former un enjeu commun –et divergeant. Cependant, dans le cadre de l'utopie, la singularité est conçue comme ce qui est absolument non-nécessaire à la communauté, elle est d'une innocuité totale –et donc sans conséquence- dans la mesure où chacun dans l'utopie réalise pleinement sa nature en tant qu'elle est aussi celle de l'homme : la singularité, ici, ne peut que venir se fondre et se dissoudre dans la communauté, elle n'est pas pensée pour elle-même, mais comme toujours déjà appartenant à la communauté. Gustave_Dore___Le_mirage_urbRêve de la raison, raison du rêve On peut voir là une des caractéristiques de l'utopie en général : si elle se présente comme l'autre de ce qui est, ce n'est pas en toute liberté, mais dans la mesure où elle met à vif les carences et les injustices du monde réel. Elle énonce et dénonce en un seul et même geste, dénonce un état de fait et énonce sa substitution par le rêve d'une société parfaite et rationnelle ou, pour le dire autrement, elle critique ce qui est, comment c'est, et s'appuie sur cette critique pour se construire. Tout le paradoxe de l'utopie est là qui fait d'elle à la fois le lieu d'un rêve et d'un discours de raison. L'utopie lie l'onirique et le rationnel pour développer un récit où le désir fonde le réel sans s'y substituer : le rêve est ici orienté et cadré par une intention et une volonté, concevoir un monde plausible, dans sa totalité, où tous les dysfonctionnements du monde réel repérés par la critique sont résolus, éradiquant ainsi les sources potentiels de conflits entre les hommes. Mai_tre_Franc_ois__La_Cite__deLa Cité de Dieu Au Moyen-Âge, la littérature "utopique" est inexistante, le seul modèle de cité idéale étant la Cité de Dieu, celle dont l'avènement est promis pour la fin des temps. Néanmoins, quelque chose de la Cité de Dieu est déjà présent sur terre à travers "la communauté des justes" chargée de l'annoncer et de préparer sa venue. La Cité de Dieu, dans sa pleine réalisation à la fin des temps, est une cité mystique. Elle est une vision eschatologique portée par une foi et ne constitue en rien une utopie. D'abord parce que celle-ci concerne ce monde-ci, celui des hommes, et pas un autre, ensuite parce que l'utopie ne se donne pas comme certitude mais comme possible. C'est d'ailleurs clairement ce qu'énonce More, quand, à la fin de son récit, il écrit : "je la souhaite (l'utopie) plutôt que je ne l'espère". L'espoir est lié à la foi et suscite une attente, il répond à une promesse ; le souhait, s'il est un vœu pieux, renvoie au désir et peut-être à l'origine d'un engagement et d'une action. On peut dire aussi que le souhait vient avant toute promesse –ce qu'en français indique son étymologie-, et l'espoir après. Certains ont vu dans le monachisme une forme d'utopie concrète. Il n'en est rien dans la mesure où ce qui soude la communauté c'est la foi, non la mise en œuvre d'un idéal politique et social. Le principe économique sur lequel il se fonde est un verset des "Actes des Apôtres" (2, 44-46) : "Tous ceux qui croyaient, étaient dans le même lieu et ils avaient tout en commun, ils vendaient leurs propriétés et leurs biens et ils en partageaient le produit, entre tous, selon les besoins de chacun. Ils étaient tous assidus au Temple, ils rompaient le pain dans les maisons et prenaient leur nourriture avec joie et simplicité de cœur louant Dieu"(8). Ce n’est pas là l'énoncé d'un projet de société idéale mais de celui d'un principe de vie communautaire, et celle-ci fonctionne dans la mesure où la foi l'anime et où elle en est l'expression et la manifestation terrestres. Si l'utopie manifeste bien un idéal c'est pour sa capacité subversive plutôt que pour sa transcendance. D'ailleurs, l'utopie ne transcende rien, mais mène à son terme une logique d'où émerge un monde désiré ici-bas. Utopia__1518Utopie Dès lors, comment reconnaître l'utopie ? Françoise Choay retient, à partir du texte de Thomas More, 7 critères : "[1] une utopie est un livre signé ; [2] un sujet s'y exprime à la première personne du singulier, l'auteur lui-même et/ou son porte-parole, visiteur et témoin de l'utopie ; [3] elle se présente sous la forme d'un récit dans lequel est insérée, au présent de l'indicatif, la description d'une société modèle ; [4] cette société modèle s'oppose à une société historique réelle, dont la critique est indissociable de la description-élaboration de la première ; [5] la société modèle a pour support un espace qui en est partie intégrante et nécessaire ; [6] la société modèle est située hors notre système de coordonnée spatio-temporelle, ailleurs ; [7] elle échappe à l'emprise de la durée et du changement"(9). L'utopie est donc avant tout, et même seulement, un texte aux caractéristiques très précises et contraignantes. Cela à l'avantage de mettre hors-jeu toute une littérature qui, si elle comporte une part d'utopie ou y fait écho, appartient plus à la fiction et à l'imaginaire qu'à un discours développant un idéal de société. Cela écarte aussi tout un ensemble de représentations ayant plutôt à voir avec le fantastique et le merveilleux. Ou encore, nombre de textes tentant de construire une société idéale à travers la mise en place d'une doctrine –voire d'une religion- comme ceux de Saint-Simon, Auguste Comte, Pierre Joseph Proudhon et jusqu'à Karl Marx. Mais, du même coup, des travaux proposant une configuration spatiale et territoriale originale en accord avec un projet de société fondé sur une critique de celle existante, sont aussi éliminés. Pour exemple : "La cité de trois millions d'habitants" et "La cité Radieuse" de Le Corbusier, ou encore "Broadacre City" de Frank Lloyd Wright. Ces deux conceptions, aussi opposées soient-elles –tant par leurs présupposés idéologique que par leurs orientations formelles- n'en expriment pas moins le même désir d'un monde meilleur et la même détestation de la ville. De plus, tout deux adoptent une stratégie de dissémination du bâti sur le territoire, mais là où Le Corbusier le fait par une concentration localisée de l'habitat et des fonctions de la ville –l'habitat y est collectif et les fonctions regroupées par zones spécialisées- Frank Lloyd Wright opte pour une dispersion –l'habitat y est individuel, ou plutôt familial, et les fonctions occupent les nœuds principaux du système autoroutier qui innerve le territoire. De la même manière, tout le travail effectué par les architectes des années 50 et 60 (Allison & Peter Smithson, le Team Ten, Yona Friedman, Archigram, Hans Hollein, etc…) se trouve occulté. Aussi, on adoptera cette définition que partiellement en n’en retenant surtout les critères [4] et [5]. Cela permet de réintroduire dans le corpus des œuvres non strictement littéraires et possédant une réelle force critique ainsi qu'une valeur opératoire certaine. Ainsi, après ceux déjà cités, on pourrait parler aussi de l'architecte égyptien Hassan Fathy (1900-1989) dont la pratique constitue une mise en acte d'une utopie : en réaction contre l'occidentalisation de la construction, il se tourne vers les traditions vernaculaires, défend un mode de vie communautaire et le principe de l'autoconstruction, en mettant en place une participation active des pauvres à l'édification de leur village. On le sait, les expériences tentées dans ce domaine par Hassan Fathy furent des échecs. Ce qui ne veut pas dire que la participation en tant que telle est inopérante, mais simplement qu'il faut en repenser les modalités d'application : comment engager les individus dans la conception et la réalisation de leur environnement ? –voilà de quoi relancer l'utopie. Christopher_Nevinson__Le_chIdéal politique et utopie Il est possible aussi, de la même manière, de faire la différence entre idéal politique et utopie. Si le communisme ou l'anarchisme (mais, tout aussi bien, de ce point de vue, le fascisme et l'absolutisme) constituent des idéaux politiques, ils ne sont cependant pas des utopies. L'idéal politique déploie tout un système idéologique pour tenter de s'imposer comme vérité et se fonder en légitimité. L'utopie, si elle peut ouvrir sur un idéal politique, se tient en deçà de toute idéologie, dans la mesure où le travail critique qu'elle opère sur une situation historique donnée débouche sur la description d'un topos qui lui est immanent. Sans doute idéologie et utopie sont liées à l'imaginaire, mais de façon diamétralement opposée : avec l'idéologie, il est nié et se donne comme rapport vrai, alors que l'utopie l'affirme et le met en œuvre. L'un comme l'autre informe un rapport au monde, mais le premier institue un rapport de force là où le second constitue un rapport critique. Mais, si l'utopie peut initier un idéal politique, et même lui donner son assise, en tant que telle, son objectif n'est pas de prendre le pouvoir. Elle se propose plutôt –surtout au XIXe siècle- comme modèle pour des expériences locales : celles-ci doivent être à même de prouver l'excellence de ses principes de fonctionnement et d'engager ainsi un processus de contamination par imitation. Mais, la plupart du temps, les tentatives pour réaliser l'utopie ont été des échecs, à deux exceptions notables près : celle de Robert Owen avec New Lanark, et surtout, celle du familistère de Guise de Jean-Baptiste André Godin. Tous deux, par une démarche pragmatique, ont su mettre en œuvre des principes utopiques d'organisation du travail et des conditions de vie de leurs ouvriers. De plus, ils ont évité de se couper du reste de la société et sont parvenus à inscrire le fonctionnement "utopique" de leur entreprise dans le cadre général d'une l'économie industrielle, capitaliste et marchande. Il y a pourtant un point où idéal et utopie se rencontrent -se rencontrent et se séparent. Il s'agit du jeu dynamique qui les articule au logos : si un idéal innerve une idéologie, une utopie s'invente d'une topologie. Il y a là un mouvement inverse que l'on peut schématiser ainsi : 13374380 Ce qu'on peut aussi traduire comme suit : idéologie : une idée produit une logique ; topologie : une logique induit un topos. Cela dit le circuit complet de l'utopie est plus complexe que celui de l'idéal : sa force négative –inscrite dans son nom même : ou-topos- instruit la critique du temps présent d'où s'informe la logique assurant la conception de l'espace idéal : l'eu-topos. Il s'agit là d'un schéma, dans les faits, ces trois niveaux –critique, logique, conceptuel- s'échangent ou même opèrent simultanément. Quoi qu'il en soit, l'espace que conçoit l'utopie répond bien à une logique qui lui est propre. Alvaro_Siza__Enesemble_d_haReprésentation En mathématique, la topologie en est le champ qui définit les propriétés de l'espace (d'un ensemble de points) avant toute géométrie. Ici, nous l'entendrons différemment : elle désigne un espace (topos) enveloppant une raison (logos) où elle se déploie et circule. Dans les deux cas, un questionnement porte sur l'espace : les mathématiques l'étudient pour lui-même et en déterminent les propriétés et les caractéristiques générales ; l'utopie tente de trouver la configuration spatiale optimum à son bon fonctionnement. Cette détermination de l'espace par l’utopie est d'une grande précision, et le besoin de le préciser encore amènera à la dessiner ("La Cité Industrielle" de Tony Garnier) et même à en réaliser des maquettes (la "New Babylon" de Constant). La topologie avait permis à Lacan de figurer les propriétés de l'inconscient, c'est-à-dire de donner une forme rationnelle à ce qui ne l'est à priori pas. Ici aussi, une forme rationnelle que l'on peut décrire et parcourir (la ville idéale) donne corps à un discours qui, sinon, demeurerait abstrait. L'imaginaire social et politique dont l'utopie fait état, privé de lieu pour l'accueillir, perdrait toute consistance et apparaîtrait soit comme simple délire, soit comme pure spéculation. Cela ne veut pas dire que le délire ou la spéculation soient nuls et non avenus. Mais, la force singulière de l'utopie est dans cette construction précise de l'espace comme coextensive des idées qui la fonde. Elle donne une vision, une visibilité pour ainsi dire concrète de son discours qui est comme la preuve de sa réalité. Que la forme envisagée soit en général celle d'une ville tend à prouver que celle-ci serait la seule capable d’accueillir l’ensemble des conditions propices à l'actualisation de l’idéal. Pour Lacan, comme pour l'utopie, la topologie est une possibilité de représentation, ce qui veut dire que si elle constitue bien un gain sur l'informe, elle engage aussi une perte : toute mise en forme s'autorise d'une perte, si rien n'est perdu, si tout est tenu –maintenu-, il n'est possible ni de penser ni de créer. Cependant, cette perte n'est pas sans trace, elle ne cesse de cligner dans les plis de la forme. En ce qui concerne l'utopie, ce qui se perd et donc fait signe, c'est la complexité des relations intersubjectives subsumées par des "appareillages" collectifs (institutions, administrations, réseaux, communications, services publics, etc…). A_P_Smithson__grille_CIAM_9Individu L'utopie –du moins jusqu'à Alison & Peter Smithson dans les années 50- n'envisage l'individu que comme cellule d'un système organique plus vaste : la communauté. C'est avec les Smithson que celui-ci devient le centre d’une réflexion sur la ville, d'abord à travers la figure de l'enfant(10) ("Grille", CIAM 9, 1953) –sujet non achevé encore en devenir-, puis celle du consommateur –la consommation étant vue comme une des rares choses que la communauté puisse encore partager(11). À partir de ce moment, il y a comme une sorte de brouillage volontaire des frontières, on ne sait plus très bien où finit l'utopie et où commence l'urbanisme. Le projet de Georges Candilis et son équipe pour Toulouse-Le Mirail (1961) est à ce titre symptomatique. Comme les Smithson, ils ont pris part au début des années 50 au Team Ten, sorte de groupe informel ayant participé activement à la dissolution des CIAM. Leur position critique les conduira à rejeter l'image de l'homme idéal qui fonde tout le projet moderne de la ville. Ils se tourneront vers l'individu socialisé, hic et nunc, et penseront l'urbanisme non plus comme la conception et la réalisation du cadre nécessaire de "l'Homme", mais comme celles d'une structure en adéquation avec les attentes de la société présente. Notes : 1 Cf Henri Desroche in "Encyclopedia Universalis" article "Utopie", 1995, p.265. 2 cf Françoise Choay dans son introduction à "L'art d'édifier" de Leon Battista Alberti, éd. Seuil, 2004, p.25. 3 Idem, p.23. 4 Cf Henri Desroche in "Encyclopedia Universalis" article "Utopie", 1995, p.265. 5 Cf. Pierre Vidal-Naquet, "L'Atlantide, petite histoire d'un mythe platonicien", éd. Les Belles Lettres, 2005. 6 Jean Servier, "Histoire de l'utopie", éd.Gallimard Folio Essais, p.142. 7 Cf. Michel Foucault, "Surveiller et punir", éd. Tel-Gallimard, 1975. 8 Cité par Jean Servier, "Histoire de l'utopie", éd.Gallimard Folio Essais, p.V. 9 Françoise Choay, "La règle et le modèle. Sur la théorie de l'architecture et de l'urbanisme", éd. Le Seuil, 1980-1996, p.51-52. 10 Dominique Rouillard, "Superarchitecture, le futur de l'architecture 1950-1970", éd. La Villette, 2004, p.33. 11 Idem, p.57.
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