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Entropie générale
18 juin 2013

"L'attrapeur d'images", Alexandre Kha, éd.Tanibis, 2009

Kha

"L'attrapeur d'images", d'Alexandre Kha (éd. Tanibis).

 

L'objet ressemble à ces romans de Jules Vernes des éditons Hertzel : voilà qui nous promet une belle aventure en des contrées lointaines ou des territoires inexplorés. Mais tout cela est trompeur, l'histoire qui nous est contée ne ressemble que fort peu aux constructions romanesques de l'auteur de "Vingt mille lieus sous les mers", ce n'est donc là qu'une image, et il faut bien admettre qu'on ne sait jamais ce qu'on voit quand on regarde une image. Encore que, et tout compte fait, c'est quand même un peu de cela qu'il s'agit : de voyages, d'aventures, d'images. De l'aventure d'un homme un-peu-chat (comme pourrait se traduire son nom : Lowkat) parcourant le monde pour en capturer les images.

            Lowkat se prénomme Nemo, ce qui, en latin, comme chacun sait, signifie "Personne". Mais il renvoie aussi, dans l'imaginaire collectif de nos contrées, au Capitaine Nemo (encore Jules Vernes) et à  Little Nemo de Winsor McCay. L'aventure et le rêve, les territoires inexplorés et le monde des songes, c'est sous ce double registre que se déploie l'histoire d'un "voyageur qui pourrait bien en cacher un autre" – comme dit dans le sous-titre -, la biographie cryptée d'un arpenteur du monde. L'identité de cet autre ne nous est jamais révélée - même dans la biographie en fin d'ouvrage qui retrace son parcours, son nom n'est pas cité - , mais un indice nous en est donné au quatrième de couverture : la phrase que l'on peut y lire est celle qui ouvre "La jetée", court-métrage d'anticipation réalisé par Chris Marker. Cette phrase ("Ceci est l'histoire d'un homme marqué par une image d'enfance"), plus qu'un indice, énonce aussi ce qui organise la tension du récit entre l'image qui le fonde et le précède (dans la mesure où celle-ci, la première que l'on voit - une vieille gravure de l'allée des Ming en Chine dans laquelle Nemo, enfant, s'imagine déambuler adulte - est placée en amont du récit, avant même la page de titre) et le moment où elle se réalise (Nemo, marchant effectivement – si on peut dire, puisqu'il s'agit encore ici d'une image - dans cette allée, bien des années plus tard).

            Si le nom de Chris Marker n'est à aucun moment mentionné, c'est que celui-ci a souhaité qu'il en soit ainsi. Ce photographe-cinéaste est un être discret – pour ne pas dire secret – dont l'œuvre témoigne suffisamment de son existence, mais aussi, et surtout, de celle des autres, comme de son époque. On peut l'apercevoir dans "Tokyo-ga" de Wim Wenders, cherchant à cacher son visage d'une caméra qui le filme. Chris Marker  est un "nemo", c'est-à-dire une personne, quelqu'un dont le visage nous reste inconnu. À contrario, Nemo Lowkat est présent sur la plupart des 146 dessins légendés constituant le corps de l'ouvrage. Il ressemble un peu à un chat, et se promène à travers le monde avec son appareil photo-caméra en appendice fixé sur son dos. C'est un prolongement de lui-même, un organe supplémentaire lui permettant de transformer l'insaisissabilité de l'instant en un fragment d'éternité.

            Le récit se distribue en 23 chapitres d'inégale longueur avec, placée au seuil de chacun, et occupant toute la page, une ancienne gravure extraite des romans de Jules Vernes de chez Hetzel, parfois complétée. Ces dessins très réalistes et solides, illustrant de parfaites fictions, entretiennent un étrange dialogue avec le graphisme stylisé et fragile d'Alexandre Kha et portant un récit au statut indéterminé. Tout se mêle dans cette narration, fiction, rêve, réalité, et si l'on peut parfois identifier le registre auquel appartient tel ou tel moment de l'histoire, la plupart du temps, un tel partage s'avère difficile.

            Il faut aussi noter une différence de traitement de ces deux types d'images. Si celles de Kha sont toutes légendées, les gravures non. La grande précision, bien que parfois confuse, de ces dernières, leur confère une grande lisibilité où la totalité du sens est comme d'emblée affirmer. Mais, dans une image, rien n'est jamais définitif, et l'absence de légende permet de maintenir ouvert le champ des interprétations. À l'inverse, les images de Kha, peu définies, flottantes, éminemment polysémiques, semblent contraintes par le texte. Et il est exact que l'image prend son sens par le texte qui la signe (comme le démontre ici Kha, à la suite de Chris Marker, en plaçant sous un même dessin trois légendes différentes). Mais, dans le même temps, les relations entre les éléments composant l'image permettent de l'ouvrir sur autre chose que ce que clôture la légende. De plus, le texte lui-même, dans un style souvent télégraphique (phrases sans verbe, ou verbe à l'infinitif), n'est pas exempt d'une poésie certaine où le sens s'y trouve légèrement dévié. En définitive, si tout est clair dans ce récit, rien n'y est jamais vraiment assuré.

 

                                                                                                         al-wat

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