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Entropie générale
9 juillet 2006

Pas une vie -1

Pas une vie -1 "C'est le matin, j'ouvre les yeux". Ça commence comme ça, c'est le matin, le personnage se réveille, il raconte qu'il se réveille et il dit : "c'est le matin, j'ouvre les yeux". Il est clair que c’est là un commencement, pas une origine, l’origine, on serait bien en peine de dire ce qu’elle est, nul ne peut en témoigner, il serait très difficile de dire ce qu’alors il y avait, ou plutôt non, rien de plus simple, à l’origine il n’y a rien, et plus précisément le rien, l’origine c’est quand il n’y a encore rien, absolument rien, pas même le temps, pas même l’espace, rien. Pas le néant, ce stupide néant qui serait comme la négation absolue de tout et qui n’est, après tout, que ce qui vient à la fin –si fin il y a-, mais le rien, la sérénité du rien comme possibilité de quelque chose. Il est une affirmation, ou mieux un assentiment. Il n’y a rien, puis il y a quelque chose, c’est parce qu’à l’origine il n’y a rien qu’enfin il y a quelque chose. Le rien tient ses promesses, il est une chose. Du rien de l’origine au commencement de quelque chose, rien de moins que le déploiement de l’univers. Aucune mystique dans tout ça, juste le jeu patient des forces de la physique. "C’est le matin, j’ouvre les yeux". Il n'y a pas là encore une histoire, mais ça viendra, une phrase poussant l'autre, on peut finir par avoir toute une histoire, là, c'est un début, faut bien commencer par quelque chose, un réveil, ça semble bien, il y a quelque chose qui commence, ça peut être un récit ou quelque chose comme un récit. Il y a un personnage -appelons-le Ombre- et le début d'une action, la suite doit pouvoir venir sans trop de difficulté. Ombre émerge quelques minutes avant que le réveil ne sonne. Il fait toujours ça. Quelle que soit l'heure à laquelle il a réglé la sonnerie, il se réveille peu avant qu'elle ne se déclenche. Ça remonte au collège. Il a toujours eu horreur de la sonnerie du réveil, alors il a pris l'habitude de se réveiller juste avant que ce putain de truc ne sonne. C'est parce qu'il sait que ça va sonner, même dans son sommeil, qu'il se réveille avant. Quand il allait à l’école, à deux minutes à pied de chez lui, c’était sa mère qui le réveillait. Une fois au collège, il lui fallait se lever plus tôt pour prendre le bus qui devait l’y conduire. À 5km environ. Mais il aimait bien le bus -et l’attente à l’arrêt. Par contre la sonnerie, non, ça n’avait pas grand-chose à voir avec la voix de sa mère. Donc là, il a les yeux ouverts, il se saisit du réveil et en coupe la sonnerie. Il se lève, parce qu'il n'y a rien d'autre à faire, il s'arrache à la torpeur abrasive du sommeil. Et puis, il lui faut aller bosser. Il est très difficile de vivre sans travailler. Il est très difficile de vivre et travailler. De vivre au plein sens du terme, je veux dire, pas seulement subsister. Vivre ce serait réaliser son potentiel. Pour faire court. Pas vraiment ce que permet le travail. Ce serait plutôt le contraire. Le travail aliène, il rend étranger à soi-même, faut être schizo pour travailler, pas au sens clinique du terme bien sûr, mais schizo quand même : au travail, je suis comme ça, en dehors je suis un autre. Évidemment, ça dépend du boulot –et de la personne- mais en général, c’est ça. C’est une schizophrénie contrôlée, localisée, canalisée –et normalisée. Fallait y penser. Même si personne n’y a jamais vraiment pensé, le capitalisme –et ce qui va avec- s’est construit sans que nul ne se dise "Ce qu’il faut pour que ça marche, c’est que chacun devienne schizo". Ce n’est pas un calcul, c’est une conséquence. Ça rappelle quelque chose, s’pas ? "Capitalisme et schizophrénie". Ombre pense maintenant comprendre un peu ce sous-titre d’essais de Deleuze et Guattari. Ça l’a toujours laissé perplexe. Surtout que même après les avoir lus -en diagonale et dans le désordre, par petits bouts par-ci par-là- ça restait énigmatique. "Capitalisme et schizophrénie". Il commence à avoir une petite idée de ce que ça peut bien vouloir dire. Fausse sûrement, mais c’est déjà ça. Le capitalisme nécessiterait –induirait et produirait- un sujet compartimenté, un agencement –comme dirait Deleuze- de compartiments déterminés aussi étanches que possible. Mais voilà, ça craque, ça grince, ça se fissure, jusqu’à ce que les cloisons éclatent, laissant place à un chaos de contradictions que rien ne peut plus ordonner –pas même son nom. Ordonner, cela veut dire l’agencer de telle sorte que cela puisse faire sens, sens que porterait le nom, ou plutôt qui le recueillerait pour qu’il y ait là quelque chose qui puisse dire je. Cela dit, "je" n’est pas un bloc compact, plein et entier, il est même absolument vide, c’est aussi bien toi que moi ou un autre encore, et, en même temps, c’est une foultitude de personnes qui ne forme qu’un seul nom, celui qu’on dit propre. Propre en quoi, je ne sais pas, parce que bien évidemment il n’appartient pas mais se donne cependant pour le sien : "Comment t’appelles-tu ? Je m’appelle Ombre" –par exemple. C’est donc comme un cri qui nous serait adressé, que l’on s’adresserait à soi-même, et dans lequel le sujet devrait se reconnaître. Ainsi, je serait attiré dans la direction de ce nom, ce cri plus bas qu’un murmure qui résonne dans le vide séparant le sujet de lui-même. Le nom est au-dehors, il appelle du dehors, et je qui est au-dedans, ce vide qui nous creuse au-dedans, entend cet appel de sa mort. C’est notre chant des sirènes : elles appelaient les marins par leur nom qui croyant aller vers eux-mêmes ne pouvaient qu’aller vers leur mort. Le nom appelle à mourir, il ne signe pas le je, il en signe la mort. Peut-être que ce n’est que comme ça qu’il peut vivre, en tuant le je, en entrant dans son anonymat. Rimbaud disait –tout le monde sait ça, on nous l’a assez rabaché- "Je est un autre", moi je dirais plutôt : "Je est anonyme". Une nouvelle journée commence, une journée qu'il connaît déjà, ça va passablement ressembler à la précédente -sauf imprévu. Ça arrive, un imprévu, c'est rare, mais ça arrive. Un petit accroc dans la trame régulière de l'emploi du temps d'un salarié. Cela dit, ça n'est jamais vraiment la même chose, chaque jour est vaguement différent, ce qui permet de se dire que quand même quelque chose se passe. Ça peut être rien, ou tout comme, mais ça fait toujours quelque chose. Ombre est moyennement dupe, le temps passe et rien ne se passe. Encore une vie de foutue en perspective. Mais, bon, il s'en contente, c'est pas grand-chose mais il s'en contente. C'est quand la fin arrivera que ça deviendra problématique. La fin de la vie, je veux dire. Ombre se dit : "Merde, ça va continuer encore longtemps comme ça ?". Mais le sait bien. Il ne fait pas grand-chose pour que ça change. De toute façon il ne sait pas comment faire. Il verra ça plus tard. Alors, tant que ça peut continuer comme ça, il suit, il ne résiste pas vraiment, il râle un peu, pour la forme, mais bon il suit. C'est pas pire qu'autre chose, c'est même rassurant, il met toujours ses pas dans ses pas, il ne dévie pas -ou si peu-, il reste sur cette ligne qu'il n'a pas vraiment choisie. Les circonstances ont fait qu'il s'est retrouvé sur cette voie, ce n'est pas satisfaisant, mais ça suffit. Ça suffit pour vivre. Disons survivre. On y revient. Il s'habille. Parce qu'il le faut bien. C'est la loi. L'hiver, d'accord, il fait froid, il vaut mieux bien se couvrir. L'été, non, il fait chaud, mais c'est interdit, on ne peut pas exposer aux regards de tous la matière animal de l'homme. L'espace public est un espace humain, il se doit de s’y montrer tel : vêtu. Si l'habit ne fait pas le moine, du moins fait-il l'humain. L'homme est un animal vêtu. Si peu que ce soit. Entre autres. La vêture, si elle est d'abord une protection contre le milieu, devient très vite -peut-être de suite- un signe de son humanité. Comme tout ce que fait l'homme. Comme tout ce que fait l'homme qui ait un caractère technique. Mais le vêtement est ce signe qui l'accompagne en tout lieu, tout le temps -ou presque. Du moins, dès qu'il est hors de l'espace intime. Chez lui, il fait comme il veut. Il est habillé, il est nu, c'est comme il le sent. La conscience d'être nu n'est autre que la conscience du regard de l'autre, de la possibilité du regard de n'importe quel autre sur soi. C'est comme si on s'exposait dans sa vérité. La vérité est nue. Si je suis nu, je suis vrai. Est-ce supportable ? D'ailleurs, que se passe-t-il avec Adam et Ève ? Au départ ils ne se savent pas nus. Ils sont dans l'innocence et l'ignorance de leur nature. La proximité de l'origine est telle qu'ils sont encore dans une fusion avec la création et le dieu. En transgressant l'interdit, ils s'affirment comme capables d'un choix individuel, ils inscrivent un écart au cœur de l'unité primordiale du cosmos -et cet écart est déjà une séparation. Une séparation double : 1-avec la création (la nature) ; 2- avec le dieu. Ce qui se passe avec la transgression, c'est qu'Adam et Ève prennent conscience que l'interdit leur est imposé du dehors, qu'il ne leur appartient pas, qu'il constitue donc par quelque manière un arbitraire et qu’il peut donc être remis en question. Le serpent leur révèle leur caractère d'individu, c'est-à-dire d'êtres séparés doués d'une volonté propre qui ne peut que venir à entrer en conflit avec celle du dieu.
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